Sylvain Zinser raconte… La Havane 1966, l’Olympiade

Abreuvé début janvier de nouvelles alarmantes sur la santé du «Commandante» Fidel Castro, j’ai appelé Mulhouse, sans passer par le 22 à Asnières. L’une de mes synapses en état de fonctionnement m’avait rappelé que Sylvain Zinser avait participé à l’Olympiade de 1966. En 1966, mes parents ne captaient pas Radio Rebelde, ne parlaient pas espagnol et avec mes cinq années au compteur, ma passion du jeu s’arrêtait aux petits chevaux.
Plutôt que de faire un compte rendu technique tardif de cette compétition d’anthologie qui vit la présence de l’équipe américaine emmenée par Bobby Fischer sur le sol cubain, voilà du scoop d’ambiance, du trente quarante et un ans d’âge. Du spécial Sylvain Zinser livré en deux coups de cuillère à pot! Sylvain Zinser, infatigable rédacteur et icône d’
Europe Échecs, est aujourd’hui à la retraite, mais toujours actif devant l’ordi! Avant d’avoir eu le plaisir de travailler avec ce puits de science, j’ai beaucoup appris de lui en tant que lecteur, à mes débuts sur les 64 cases, comme beaucoup d’autres… Au nom de la blogosphère et de vos anciens lecteurs, merci Sylvain! C.B. medium_Sylvain_Zinser_Le_Havre_avril_1968.JPG

 D’autres photos de Sylvain Zinser que celle prise ici au Havre, en 1968, sont dans la colonne de droite (“Personnages”): c’est son copyright, lui faire une demande pour utilisation éventuelle, merci pour lui.

Les parties de Sylvain à l’Olympiade de La Havane 1966 au format PGN:
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mais aussi au format zippé CBV:

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Le texte qui suit est à 99% de Sylvain sauf: quelques intertitres et le choix de toutes les photos.

La XVIIe Olympiade d’échecs, en fait le Tournoi des Nations puisque dans la Grèce antique l’Olympiade était la période séparant deux Jeux, était accueillie à Cuba. Les autorités avaient sorti le grand jeu, sans doute un peu, selon la formule Pane et circenses, pour distraire la nation de la crise économique qui commençait à se faire sentir dans tous les domaines, des pièces automobiles aux médicaments, en passant par le café rationné! Une des devises du grand écrivain cubain Jose Martí était ainsi mise en application: « Le sport est un droit du peuple! ».

Après son combat dans la Sierra Maestra, Fidel Castro avait libéré Cuba en 1959 de la dictature de Batista qui en avait fait le Macao des Antilles. Premier ministre jusqu’en 1976, il était devenu chef de l’État, il l’était encore trente ans après. Sa popularité n’était alors pas simulée et on lui devait de grandes améliorations dans le domaine de l’éducation et de la santé publique. Ses rapports avec les États-Unis s’étaient vite détériorés et un blocus impitoyable l’avait poussé dans les bras des Soviétiques qui ne demandaient pas mieux que d’échanger un armement moderne contre de la canne à sucre.
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Les révolutionnaires folkloriques et barbus étaient devenus une armée moderne et les partisans d’une nouvelle révolution qui avaient débarqué à la Baie des Cochons en 1961 en avaient gardé un mauvais souvenir, Kennedy ayant renoncé à les soutenir militairement au dernier moment. Avec l’installation de missiles soviétiques à Cuba, le bras de fer Kennedy-Krouchtchev avait bien failli causer la troisième guerre mondiale, mais le secrétaire général du PCUS (parti communiste de l’Union soviétique) avait rengainé ses ogives et le règlement de compte à OK Cuba n’avait pas eu lieu. Autant dire que Fidel, affectueusement appelé « El Commandante » par ses partisans, était au sommet de sa gloire et n’était pas totalement devenu l’autocrate qu’il sera plus tard, traitant, comme tous les autocrates, son opposition sans ménagement, pour employer un terme modéré. Il m’avait suffi pour m’en convaincre d’écouter les ovations de tous les joueurs et du public qui saluèrent son arrivée au Palais des sports, où avait été prononcé le serment olympique dans les langues officielles de la FIDE (Fédération internationale des échecs) dont le français fait évidemment partie. ‘Évidemment’, car c’est à Paris, à l’initiative de la France, que cette grande organisation qui compte plus de cent nations avait été créée en 1924.

     Un voyage de 40 heures

Quarante-sept plus exactement puisque l’auteur de ces lignes venait de Mulhouse et qu’à cette époque, il fallait encore un certain temps pour relier par voie ferroviaire les 499 kilomètres séparant Paris du chef-lieu d’arrondissement du Haut-Rhin. L’équipe de France se composait de César Boutteville (il rejoignit quelques jours plus tard en jet, un vol de sept heures le veinard!), Guy Mazzoni, Bogdan Ducic, un Yougoslave récemment naturalisé Bernard Huguet, Chiaramonti (j’ai oublié son prénom), moi-même et le capitaine Paul Balcan. Quatre supporters nous accompagnaient, mesdames Mazzoni et Ducic et messieurs Guémard et Picouli (de mémoire pour ce dernier).

Encombrés de bagages pour un mois, nous nous retrouvâmes un soir sur un quai de la gare d’Austerlitz. Je crois bien que Jean Bernier, le responsable du classement national qui, à cette époque, n’était pas encore l’Elo, mais un IVP (indice de valeur de performances) nous avait accompagné pour nous souhaiter bon voyage. La nuit avait été longue en seconde classe et ceux qui ne somnolaient pas, jouaient des parties avec des échiquiers de poche. Le train nous déposa au matin à Irún, la frontière espagnole, et toutes formalités douanières accomplies, nous prîmes place dans le Talgo, un train sensé être rapide, qui nous déposerait dans l’après-midi à Madrid. Il fallait changer de train à la frontière car l’écartement des voies espagnoles (curieusement le même que les voies russes!) est légèrement supérieur à l’écartement des autres voies européennes, soit 1,49 m et des poussières. L’est-il toujours? Par la suite, j’ai encore disputé des tournois en Espagne mais j’y suis toujours allé en avion. La raison de cette différence, du moins pour les Russes, est stratégique : éviter en cas d’invasion que l’ennemi puisse se servir de son propre matériel ferroviaire pour parcourir l’immensité de l’Union des républiques socialistes, même après leur éclatement.

medium_Croquis_SZinser-_Zagreb69.2.JPGAvant d’arriver à Madrid nous pûmes admirer l’Escorial sur la gauche, en contrebas, dont le plan rectangulaire forme avec ses bâtiments et ses cours intérieures une grille du modèle de celle sur laquelle les troupes de Pizzare avaient fait rôtir le dernier Inca! Le tas des bagages fut déposé sur un quai de la capitale espagnole, au cœur de la Vieille Castille. Les Mazzoni eurent beau chercher, une de leurs valises manquait à l’appel. Le responsable du fourgon nous assura que son wagon était vide et il voulut s’opposer à ce que nous montions à bord pour nous en assurer de visu. Il fallut opérer manu militari et nous trouvâmes la valise qui avait « malencontreusement » glissé sous une banquette. Ensuite des taxis nous emmenèrent à l’ambassade cubaine où nous étions attendus pour les visas et les billets d’avion délivrés par la Cubana de Aviacion. Le gouvernement cubain assurait gratuitement le transport des équipes européennes à partir de Prague et de Madrid.                                                                           

  11 onze heures de vol et vino verde

Nous décollâmes vers les 21 heures à bord d’un Bristol Britania, long courrier aux quatre moteurs Proteus extrêmement bruyants, transportant une centaine de passagers sur 5 000 kilomètres à un peu moins de 600 km/h à 7 000 mètres d’altitude. Nous étions aux Açores 4 heures et demie plus tard dans une nuit où grondait un orage d’altitude. Il fallut attendre un bon moment dans la salle de transit où une collation et des rafraîchissements nous furent servis. Je goûtai le vino verde portugais pour la première fois de ma vie! Toujours dans la nuit, l’avion reprit l’air et le commandant de bord nous annonça que, jusqu’à La Havane, le vol allait durer 11 heures! Comme je parlais un espagnol convenable, c’est à moi qu’un des officiels de la Fédération cubaine à bord donna une fiche à remplir pour la répartition des joueurs en chambres doubles. Comme nous étions un nombre impair, il restait une chambre avec un seul occupant que je me réservai sans vergogne.

Le jour finit par se lever et avant que l’avion n’entame sa descente. Nous survolâmes des îles plates et ass
ez étendues, les Bahamas à n’en pas douter. L’accueil à l’aéroport Jose Martí de La Havane fut des plus réussis. Lorsque je franchis la porte de l’avion, une bouffée de chaleur me frappa et me donna un peu l’impression que l’on éprouve en rentrant du dehors dans une pièce surchauffée, impression que je ressentis chaque fois que je sortais de l’hôtel hyper-climatisé avec son cortège de rhumes, de rhinites et autres affections plus ou moins bénignes du système respiratoire, encore renforcées par une pratique intensive dès le petit matin des cigares cubains allant du cigarillo au bâton de chaise. La guerre contre le tabac n’était pas encore déclarée! En bas de la passerelle nous attendait – j’entends toutes les équipes qui se trouvaient à bord de l’avion – une foule d’officiels, de journalistes, de photographes et de caméras de télévision. Nous fûmes conduits dans une grande salle où je me souviens d’un énorme médecin barbu qui examina nos carnets de santé avant de nous les rendre avec nos passeports qui avaient été collectés dans l’avion. Avant le départ, il avait fallu se faire vacciner contre la fièvre jaune, ce qui ajoutait un peu de piquant à l’aventure. Encore qu’en comparaison de nombreux autres pays du monde, bien que tropical, on nous avait dit que le climat de Cuba était parfaitement sain. On avait ajouté que ce pays qui n’avait jamais vu de neige même au sommet de ses montagnes les plus hautes (le Pic Turquino, 1974 m) et ne connaissait pas de serpents venimeux ni de fauves dangereux. Quant aux amibes, personne ne nous avait mis en garde contre tout ce que nous pourrions avaler et il me semble que personne ne connut la tourista. Quel que soit le jugement que l’Histoire portera sur Fidel, il aura créé dans son pays une éducation nationale et une santé publique comme de nombreux pays pourraient en rêver.

Le climat à l’hygrométrie élevée nous faisait transpirer et du moins pour ma part, habillé avec mon manteau d’hiver comme je l’étais en France où il devait bien faire vingt degrés de moins, je me sentais sale et avais envie d’une douche et de pouvoir me changer avec des vêtements plus légers. Le collier de fleurs autour du cou et le “Aloa’’ de bienvenue, c’est à Hawaï, et j’appréciai davantage les énormes cocktails de jus de fruits tropicaux aux couleurs réconfortantes et dont les gros verres aux bords supérieurs saupoudré de glace pilée laissaient dépasser des pailles et aux autres décorations. Tout à volonté bien entendu. Nous n’étions pas traités au “fromage ou dessert” mais bien au “fromage et dessert’’! Des cars nous emmenèrent à l’hôtel où tous les joueurs étaient logés et où allait se disputer le tournoi. Ancien Hilton rebaptisé Habana Libre, l’hôtel était bâti sur le modèle standard de tous les Hilton: façade immense, vingt-cinq ou trente étages, particulièrement spectaculaire la nuit avec tout en haut, d’un bout à l’autre du bâtiment, sur dix étages au moins, un immense panneau encadré de néon étincelait avec sur la droite l’annonce :

XVII
OLYMPIADA
MUNDIAL DE
AJEDREZ

et à gauche, en surimpression, toutes les pièces du jeu d’échecs; en bas, de dimension à peine plus modeste et centré sur l’entrée de l’hôtel, deux rangées de cinq cases du coin supérieur droit d’un échiquier où se répéta inlassablement, nuit et jour durant tout le temps de l’Olympiade, le célèbre mat étouffé introduit par un sacrifice de Dame. Le hall était immense avec au centre un bouquet de plantes tropicales, des agaves vertes aux bords jaune d’un mètre cinquante aux épines coupées et toutes sortes d’autres plantes que j’étais bien incapable d’identifier d’où émergeaient plusieurs palmiers ou un seul, je ne sais plus) de huit à dix mètres, sans oublier la pièce d’eau et ses indispensables nénuphars. De grandes tables d’échecs aux cases vertes et jaunes étaient installées à la disposition du public. La réception se trouvait sur la droite et la batterie des ascenseurs se faisant face se trouvait droit devant, tout au fond. On nous donna nos clés et j’héritai d’une chambre à un étage élevé.

Une chambre, c’est peu dire: une pièce immense sur deux niveaux avec une salle de bain au premier niveau sur la droite et quelques marches descendaient sur la chambre proprement dite équipée de meubles fonctionnels. Le mur du fond était une immense baie vitrée aux panneaux coulissants ouvrant sur un balcon donnant vers l’ouest, puisque les soirs je pouvais y admirer de sanglants couchers de soleil. Une particularité qui me frappa dès le premier jour: des vautours tournaient inlassablement dans le ciel. Nous étions rendus après un voyage épuisant mais somme toute sans histoire.

Cela n’avait pas été le cas paraît-il de l’avion parti de Prague. Au dessus de l’Atlantique, alors que tout le monde dormait, le commandant de bord annonça qu’un incident technique l’obligeait à retourner à Shanon, en Irlande. Pour rassurer ses passagers, il informa que de cet instant tout était gratuit à bord. On raconta plus tard, mais ce devait être une plaisanterie, qu’une passagère avait vu qu’un moteur était arrêté avec l’hélice en drapeau mais qu’elle ne s’en était pas émue, pensant que de temps à autre le pilote arrêtait les moteurs pour les laisser reposer! Revenu à Shanon sur trois moteurs, on découvrit qu’il était impossible de réparer celui qui ne marchait pas. Trop vieille, la pièce qu’il fallait remplacer était introuvable. Le commandant de bord décrocha un téléphone et commença à faire le tour de tous les aéroports d’Irlande et de Grande-Bretagne. Il finit par trouver la pièce manquante sur un petit aéroport écossais qui la lui envoya dans les plus brefs délais. L’avion put être réparé et les passagers arrivèrent sains et saufs à bon port avec pas mal de retard. C’est du moins l’histoire qui circula parmi les joueurs. La disparition de l’appareil au dessus de l’Atlantique eût fait périr pratiquement tous les meilleurs joueurs du monde, rappelant la catastrophe de Manchester qui avait coûté la vie à l’une des meilleurs équipes de football d’Angleterre.

Je ne connus que deux incidents à l’hôtel: un coup de tonnerre comme on n’en entend pas souvent alors que nous étions à table, et une nuit, l’incendie d’une partie des cuisines qui ne me réveilla même pas. Tout juste, au matin, lorsque je sortis sur ma terrasse, il y régnait une vague odeur de brûlé. Un membre de l’équipe me dit ce qui s’était passé lors du petit déjeuner et que les pompiers avaient été là une partie de la nuit.

                                                    Où est le Che ?

Les joueurs avaient reçu un grand badge métallique rectangulaire doré avec le logo de l’Olympiade terminé dans le bas par un rectangle horizontal plus grand portant le nom de son détenteur. Le badge des journalistes portant juste la mention “Prensa’’ et celui des accompagnateurs était argenté. Le livre cartonné de près de 500 pages que les Cubains publièrent en novembre 1968, montrait parmi les photos, l’une portant les différents modèles de badges, dont une était au nom de Ernesto Guevara, Comite de honor. medium_che.jpgToutes les équipes disposaient d’interprètes attitrés, de voitures avec chauffeur et des cuisiniers leur concoctaient des plats de leurs pays à la carte avec en plus une spécialité cubai
ne qui ne manquait à aucun repas: d’énormes langoustes grosses comme des rôtis de veau que je préférais froide avec de la mayonnaise! L’équipe française disposait de deux interprètes, un couple d’étudiants parlant un excellent français; le garçon s’appelait Gabriel Tiel, mais à ma grande honte j’ai oublié le nom de la jeune fille qui était charmante. Nous disposions en outre de deux vieilles Cadillac (ou des Lincoln, je ne m’y connaissais pas trop) et de deux chauffeurs, des noirs, l’un jeune et l’autre plus âgé avec les cheveux blancs près duquel je m’installais immanquablement pour bavarder. Il ne parlait qu’espagnol, mais nous nous comprenions très bien. Lorsque plusieurs d’entre nous désirions faire un tour, il suffisait de le demander à Gabriel toujours dans les parages et il faisait le reste.

C’est ainsi que nous visitâmes l’Académie des Sciences, avec un des derniers crocodiles marins pêché au large de la Floride au début du vingtième siècle, reposant naturalisé sur un socle de bois verni. Il devait bien faire huit mètres et au garrot, si l’on peut parler de garrot pour un crocodile, il me venait au milieu de la poitrine (je mesure 1,88 m). Au centre du grand hall de l’Académie des Sciences était enchâssé un diamant véritable. Nous vîmes aussi un planétarium, le zoo du genre parc de Thoiry où les fauves devaient se croire en liberté dans leur climat naturel, le cimetière Colomb dont le chauffeur nous assura que c’était le plus grand de toute l’Amérique latine. Au zoo, ce qui m’avait le plus impressionné, c’étaient les bassins aux caïmans que l’on parcourait sur des passerelles bétonnées au raz de l’eau avec des grillages protecteurs peu élevés. Les bassins regroupaient les caïmans par rang d’âge, des bestioles de trente centimètres aux bestiaux de plus de deux mètres. J’avais aussi été choqué de voir en cage des chats siamois, comme si ces petits compagnons du quotidien pouvaient être des animaux de curiosité. Un jour, je demandai à Gabriel où était le Che et il me répondit que si je le savais moi-même, cela ferait bien plaisir à Fidel Castro! Le Che était déjà en Bolivie où il devait laisser la vie l’année suivante.

La salle à manger se trouvait au premier étage et chaque équipe y avait sa grande table ronde avec son pavillon national. La salle de tournoi, le Salon des Ambassadeurs, à l’entresol donnant sur une large galerie faisait le tour de tout le hall. De nombreuses autres pièces destinées aux salles d’analyse, aux boîtes aux lettres des joueurs, des capitaines et des journalistes, la salle de presse, et bien d’autres encore donnaient sur la galerie et le rez-de-chaussée où se trouvait le bar et, à l’extérieur, la piscine.

Chaque détenteur d’une boîte aux lettres trouvait tous les jours les bulletins avec tous les résultats et les parties de la veille. Nous avions tous reçu une reliure de gros cartons réunis par deux grosses vis métalliques sur lesquelles s’enfilaient les feuilles perforées des résultats et des parties. Quotidiennement les bulletins prirent du poids et de l’épaisseur et, aux deux tiers du tournoi, il fallut se rendre à l’évidence que les vis avaient été prévues trop courtes. Elles furent aussitôt remplacées par de plus longues! Les boîtes des journalistes contenaient des communiqués de presse en plusieurs langues, et tous les deux ou trois jours, chacun, joueur, capitaine et journaliste, avait la surprise de découvrir un petit cadeau de l’organisation, très souvent des boîtes de Partagas imprimés au sigle de l’Olympiade, les bagues de cigares, los ‘’puros’’ en espagnol, étaient également conçues pour l’événement et doivent de nos jours être les fleurons des collectionneurs. Vers la fin, chaque joueur reçut aussi un beau coffret de bois verni marqué du sceau de l’Olympiade avec son nom et prénom gravé au fer contenant 25 coronas Partagas de haute qualité. Ajoutons que dans tout l’hôtel on trouvait des bacs à sable qui, le soir venu, étaient pleins de bouts – mégots serait un vilain mot – de cigares plus ou moins consumés.

Comme ce fut le cas pour toutes les manifestations officielles, la ronde des cars défilait devant l’entrée du Habana Libre. Le plateau de l’entrée s’inclinait pour l’arrivée et le départ jusqu’à l’avenue en un angle tellement brutal que nos Cadillac raclaient le sol et lançaient des étincelles en amorçant la descente!

                 La grande fiesta!

L’ouverture officielle du tournoi eut lieu dans la soirée du dimanche 23 octobre. Ce fut une splendide manifestation folklorique précédée d’un grand dîner en plein air qui réunit les participants de près de 50 nations sur la place de la cathédrale, dans le cadre historique de l’époque coloniale espagnole. En cette saison, La Havane vit dans le climat lourd et moite de la saison des pluies, mais le temps clément ce soir-là permit une manifestation des plus réussies. Le spectacle se joua sur le parvis de la cathédrale, avec sa façade modeste flanquée de deux tours carrées moyennement hautes, la droite plus massive que la gauche ainsi qu’aux balcons des maisons anciennes bordées d’arcades qui entouraient la place. S’entremêlèrent et alternèrent danseurs et chanteurs qui firent revivre aux yeux des convives éblouis une fête d’autrefois avec sa féerie de riches costumes qui évoluèrent dans une débauche de couleurs et de lumières.
Le spectacle s’acheva par un ballet afro-cubain tourbillonnant, pantomime hallucinante où les danseurs aux costumes et aux masques lumineux s’envolaient au son des tambours dans une obscurité presque complète et dont le moins que l’on puisse dire est qu’il eût fait un triomphe dans les capitales les plus blasées.

 Une grande métropole à l’heure des échecs!

Et sans doute tout un pays, bien que nous n’eûmes pas l’occasion de le vérifier. Le jeu d’échecs a toujours été populaire dans la patrie de Capablanca, le 3e champion du monde, La Fédération cubaine avait déjà organisé quatre grands tournois depuis la révolution. Avec la XVIIe Olympiade, elle avait entrepris de réaliser une manifestation d’une ampleur jamais connue. On avançait le chiffre de deux millions de dollars US, une somme considérable à l’époque. Le Habana Libre fournissait un cadre somptueux, le tournoi proprement dit se déroulant dans le salon des Ambassadeurs entièrement rénové pour l’occasion. Des tables de jeu aux échiquiers de marbre vert et blanc encastrés dans de larges tables de bois tropical étaient garnis de pièces en bois d’un beau blanc crémeux et d’un noir profond à la large base lourdement plombée sous de la feutrine verte. Ces tables furent construites avec une innovation qui ne s’est jamais revue: le bord devant chaque joueur était constitué d’une large surface de peau souple et rembourrée sur laquelle les joueurs pouvaient reposer leurs bras et même se vautrer! Des échiquiers muraux permettaient à un petit nombre d’invités de suivre les parties; sur la galerie circulaire qui dominait le hall de l’hôtel, d’autres échiquiers muraux et des moniteurs de télévision permettaient à un public plus nombreux de suivre les péripéties de la lutte. medium_Penny-black.jpgSur la façade d’un théâtre proche un échiquier lumineux de 10 mètres sur 10 reproduisait quotidiennement la partie vedette. La presse bénéficiait aussi d’une organisation remarquable : bureau de poste, machines à écrire, téléphones et télex. Revues et journaux locaux consacraient leur première pa
ge et sortaient de nombreuses éditions spéciales à l’Olympiade. Une série de nouveaux timbres fut émise, des médailles frappées. À ce propos, je me souviens d’une visite au musée postal de La Havane où j’avais vu, au centre d’un panneau mobile au verre blindé, le très fameux “One penny black”, premier timbre émis au monde en Angleterre le 6 mai 1840 et dont il ne reste plus que quelques très rares exemplaires!

La régie des tabacs sortit aussi des cigares, cigarettes et allumettes aux armes du tournoi des Nations. La cérémonie officielle d’ouverture eut lieu le 25 au soir, en présence de Fidel Castro. Je ne vis pas un seul poil de sa barbe car les Français étaient placés trop loin, mais de formidables ovations saluèrent son arrivée. Le ministre de l’Éducation nationale prononça une brève allocution de bienvenue. Le serment olympique fut prononcé en français par Chiaramonti, en allemand par W. Baumgartner, en anglais par l’américain Robert Byrne, en russe par le champion du monde Tigran Petrossian, en espagnol par le numéro un cubain, Eleazar Jimenez, et des acclamations sans fin saluèrent l’apparition du champion du monde et du maître cubain. La manifestation se termina par un ballet échiquéen représentant une partie célèbre jouée entre le tenant du titre mondial Emanuel Lasker et celui qui allait le lui prendre, à La Havane précisément, le Cubain Jose Raúl Capablanca. Une anecdote: après l’inauguration, quelques personnalités se retrouvèrent en petit comité. Fidel Castro engagea une partie avec le joueur mexicain Terrezaz. Bobby Fischer vint au secours de ce dernier, tandis que Petrossian et le Bulgare Padevsky venaient à la rescousse de Castro. Le nombre l’emporta!

      medium_foto_frc_Fischer_castro.jpg Oui, Bobby était là en chair et en os!

Un des grands événements de l’Olympiade fut la présence de l’équipe des États-Unis qui arriva le 23 de Mexico et sur la participation de laquelle des bruits contradictoires coururent jusqu’au dernier moment. Les Yankees trouvèrent à Cuba un accueil aussi chaleureux que les autres équipes, la politique internationale faisant place à la paix comme cela avait été jadis le cas pour les Jeux Olympiques de la Grèce antique. Rappelons que l’année précédente, Bobby Fischer avait été invité au Mémorial Capablanca de La Havane, mais le Département d’État lui avait interdit de se rendre à Cuba. La difficulté avait été tournée, Bobby jouant du Manhattan Chess Club par télex!

          Simultanée sous un déluge

L’Olympiade s’est achevée le 19 novembre par une simultanée géante de 6 840 échiquiers sur l’immense place de la Révolution, sur laquelle Castro prononçait d’habitude ses discours fleuve. Tout commença bien, sans trop de désordre, car la plupart des participants étaient des militaires acheminés en camions de tout Cuba. Elle reproduisait les 64 cases d’un échiquier, chaque case était composée de rangées de tréteaux garnis d’échiquiers de cartons aux cases vertes et blanches. Tous les membres des équipes ayant participé à l’Olympiade avaient une rangée avec une vingtaine d’échiquiers.
Au début, je fus poursuivi par une femme qui dans le brouhaha de cette cohue me hurlait d’un ton interrogatif «Su nombre por favor». Je ne savais pas vraiment quel était mon numéro et ne pouvais lui répondre. Par je ne sais quelle aberration, j’avais oublié que mi nombre signifiait simplement «mon nom»!
Le champion du monde Tigran Petrossian jouait contre tous les membres du gouvernement cubain, Fidel en tête avec lequel, comme de bien entendu, il fit rapidement nulle. Au bout de deux heures tomba soudain un véritable déluge comme on n’en connaît que sous les tropiques. Inutile de chercher à sa mettre à l’abri, car en une minute, ce fut comme si j’étais tombé dans une piscine! Les jeunes militaires qui jouaient contre moi, eux, tentaient de se mettre plus ou moins à l’abri sous la table et n’apparaissaient que lorsque j’arrivais à leur échiquier dont les coins commençaient à se retourner et qui se remplissaient d’eau. Pour un peu, j’aurais juré avoir vu des pions se mettre à flotter et à dériver. Comme la température avait brutalement chuté, plusieurs des grands projecteurs, semblables à ceux qui chez nous éclairent a giorno les gares de triage, commencèrent à exploser.

Quant au résultat des parties, je n’en ai aucune idée. Je n’en avais sûrement pas perdu, mais probablement pas gagné aucune non plus, l’affaire s’achevant comme il se devait sous un pareil déloge, en queue de poisson! Tout La Havane, et sans doute tout Cuba, vécut à l’heure du jeu d’échecs. Pas une place, pas une rue, pas un jardin qui n’eut son échiquier de démonstration devant lesquels la foule s’assemblait et commentait les coups, alors que d’autres amateurs disputaient des parties sur les grands échiquiers de jardin installés un peu partout. Dans le hall du Habana Libre c’était la chasse permanente à l’autographe et même les joueurs des équipes modestes comme l’était la nôtre à cette époque ne faisaient pas exception. Nous étions tous de vraies vedettes de cinéma! En nous tendant papiers, cartes, carnets ou photos à dédicacer, les Cubains nous demandaient “François? François?’’, car en vieux français nous étions bien des François! medium_cn4502_castro4_and_Bobby.jpgUne chose m’avait beaucoup touché. Un jour où nous étions allés en excursion à Varadero, marchant sur la plage, je pris langue avec un vieux pêcheur noir droit sorti d’un livre d’Hemingway. Lui qui manquait de tout, n’avait qu’un seul souci: que nous fussions bien reçus dans son pays et que rien ne nous manquât! Plus les pays sont pauvres, plus l’hospitalité est grande!

Autrefois, les Olympiades se disputaient avec des tournois éliminatoires qualifiant les équipes pour des finales A, B, C etc. À la dernière ronde des éliminatoires, en battant la Belgique, Cuba se qualifia pour la finale A et ce fut du délire. Jimenez qui avait fait nulle contre le GMI et champion du monde par correspondance Alberic O’Kelly de Galway reçut plus de claques dans le dos et ne subit plus d’embrassades qu’il n’en fallait pour mettre un homme K.O. Des voitures radio parcoururent les grandes artères de La Havane pour annoncer l’événement et les journaux du lendemain accordaient aux échecs les plus gros titres qu’ils n’avaient jamais eus. Alberic m’avait raconté qu’il était très embêté à la perspective de ce match dont dépendait tout le bonheur d’un pays. Il s’était en âme et conscience résolu à se contenter de la nulle contre Jimenez. Ajoutons pour la petite histoire que grand amateur de cigares cubains, il s’en faisait régulièrement livrer en quantité via Berlin-Est et qu’il ne tenait pas particulièrement à voir ses rapports avec les Cubains se détériorer. Il cessa de fumer le jour où les Allemands de l’Est confisquèrent sa livraison! C’est du moins ce qu’il m’avait raconté.

                        URSS-USA : le choc au sommet

Bien évidemment, la télévision cubaine retransmit en direct le match URSS–USA, dispu
té un jour de repos, qui connut un record d’affluence, accueillant 15 000 visiteurs pour cette seule journée. Les Soviétiques battirent les Américains 2,5-1,5 qui durent se contenter de la 2e place à l’Olympiade. Mais ce match faillit être le seul accroc de la compétition. Dès la 2e ronde des finales, les deux équipes vedettes étaient opposées. La rencontre Petrossian – Fischer était évidemment la tête d’affiche très attendue du public. Malheureusement, Fischer appartenait à cette époque à une secte et refusait de jouer le samedi avant 18 heures. Ainsi, arrivant pour le début de la ronde, les joueurs purent le voir en plusieurs occasions solitaire avec son adversaire devant une partie déjà très avancée, entouré seulement des observateurs chargés de noter les coups et d’un arbitre à proximité. Il jeûnait, paraît-il, de cette heure-là le vendredi jusqu’à la tombée de la nuit le samedi. Le capitaine soviétique, fort de son bon droit, se montra intraitable et déclara que le champion du monde n’était pas à la disposition d’horaires fantaisistes et que les règlements prévoyant les séances de 16 à 21 heures, tous les participants étaient tenus de les respecter. L’équipe américaine refusa tout bonnement de jouer sans Fischer. Ce fut l’incident diplomatique. L’après-midi, les Américains ne se présentèrent pas et, au bout de l’heure réglementaire, ils furent déclarés forfaits par 4-0! La déception du public fut compréhensible et les journaux du lendemain, tout en critiquant l’attitude anti-sportive des absents, demeurèrent mesurés. Mais un bon drame comportant trois actes : le deuxième fut mis en route par un télégramme de Folke Rogard, président de la FIDE qui demandait que le match fût rejoué. Les arbitres du tournoi se réunirent, mais confirmèrent la victoire de l’URSS. Le sommet fut atteint lorsque Bondarevsky, capitaine de l’équipe soviétique, déclara que, comprenant la déception des amateurs du monde entier, ils renonçaient à leur victoire. Cette décision sportive aux effets bien ménagés satisfit tout le monde. Les Américains présentèrent leurs excuses et le troisième acte eut lieu sur l’échiquier. Les Soviétiques ne voulurent pas risquer leur précieux champion du monde et ce fut Boris Spassky qui s’y colla. Avec les Noirs contre Fischer, il se défendit dans une Partie Espagnole qui s’acheva par la nulle au 57e coup. C’est au 2e échiquier que Tal décida de la victoire 2,5-1,5 en battant Robert Byrne. Ajoutons qu’au début du tournoi, bien que présent, Tal demeura invisible pendant plusieurs jours. Le bruit courait qu’il avait été blessé au cours d’une bagarre! Et lorsque je le vis pour la première fois, il avait un petit sparadrap sur le front!

                                Des soirées plus qu’animées

Les participants partagèrent leurs activités entre le jeu d’échecs et les nombreuses réceptions organisées par le gouvernement, la municipalité, l’Université qui reçurent leurs hôtes étrangers avec un faste chaleureux typiquement sud-américain. Durant toutes ces nuits d’enfer, daiquiris (agglomération de punch au rhum blanc et de glace pilée) et les Cuba Libre (moitié rhum et moitié Coca avec des glaçons dans de grands verres à whisky) coulèrent à flot et combien de fois n’ai-je vu devant les Habana Libre débarquer de files de cars des joueurs plus ou moins éméchés, même des joueurs des grandes équipes que je nommerai pas. Mais les joueurs vraiment sérieux s’abstenaient de ces virées sauf lorsqu’il s’agissait d’une représentation officielle, comme le grand dîner que donna le gouvernement cubain. C’est ainsi que l’on me photographie serrant la main de Fidel Castro lorsque l’équipe de France lui fut présentée. Publiée en France quelque part dans un journal de gauche, elle me valut un certain temps une réputation de communiste bon teint, alors que je suis plutôt centre extrémiste! Le dernier jour, je me trouvais près de lui au sein d’une foule dense et de bras qui se tendaient pour recueillir des autographes et me fis dédicacer la photo que le service de presse m’avait fait parvenir. Mais son stylo n’écrivait plus. Je lui laissai mon Ballographe en lui disant ‘’Entre barbudos!’’ ce qui le fit rire. Il faut préciser que j’ai toujours porté la barbe depuis qu’elle a poussée.

                        El Comandante et le blitz

En plusieurs occasions je l’ai vu dans la salle d’analyse, très entouré, en train de blitzer avec joueurs de premier plan. Pour autant qu’il m’en souvienne, il n’était pas en tenu de combat mais portait un complet et une chemise sombres sans cravate. Cette réception du gouvernement m’a laissé un grand souvenir gastronomique. Un seul plat: du cochon de lait rôti avec des patates douces ou des ignames, je ne sais plus trop. Madame Ducic nous dit qu’elle ne parvenait pas à manger cette sorte de pomme de terre à la chair un peu collante, car elle ne parvenait pas à lui trouver un équivalent dans la cuisine européenne. Comme boisson, un vieux bordeaux certainement d’un grand millésime.
Un autre souvenir : un pique-nique dans une semi-jungle où les grands quartiers de viande odorants et appétissants à souhait rôtissaient sur de grandes grilles en plein air. Il y eut aussi une somptueuse réception à l’ambassade d’Espagne et je me souviens de la route éclairée par les phares de la voiture et bordées de cocotiers royaux. Je savais qu’il y avait eu des réceptions dans d’autres ambassades, mais l’ambassade de France ne sembla pas se douter que six compatriotes défendaient les trois couleurs en terre étrangère! Les seuls à être au courant, furent des journalistes de l’Humanité qui vinrent à l’hôtel pour nous interviewer.
Une autre réception fut donnée au ministère des Sports et tous les invités qui le désiraient, pouvaient emporter une batte de base ball en souvenir. Trop encombrant pour que j’en emporte une et je n’y voyais pas la meilleure manière de venir à bout des adversaires que je rencontrais sur l’échiquier.
medium_1101251207_400.jpgLe fils de Capablanca, portrait tout craché de son père, fut l’invité d’honneur à l’inauguration de la Maison des échecs au centre de laquelle, entourée d’un cordon, se trouvait l’échiquier, les pièces et la pendule, avec lesquels le champion cubain avait battu Emanuel Lasker à La Havane en 1921. L’équipe de France fut reçue un soir dans une villa de luxe abandonnée par ses précédents occupants après la victoire des Castristes en 1959 et qui hébergeait un groupe d’étudiants parlant plus ou moins bien français et avec lesquels nous passâmes une excellente soirée. Je mesurai un jour l’immensité des villes américaines. Sur le plan de La Havane, notre hôtel ne semblait pas trop loin de la mer dans laquelle on nous avait déconseillé vivement de nous baigner, car peu après l’arrivée des équipes, un joueur aurait été emporté par un requin. Un matin, je décidai de prendre l’avenue rectiligne qui descendait vers le Malecon, c’est-à-dire le front de mer. Je sortis dans le four de l’extérieur. Au bout d’une heure de marche, la mer étincelante me paraissait toujours aussi loin et, craignant d’arriver en retard au repas, je fis simplement demi-tour.

                                Campo chante
?!

La musique était de toutes les fêtes et je me souviens de trois (ou n’étaient-elles que deux?) chanteuses noires, teintes en blondes et avec des voix magiques, du Philippin – je ne m’avancerai pas trop, mais je crois bien que c’était Florencio Campomanes, futur président de la FIDE – qui ne manquait jamais de chanter, avec une fort belle voix, Stranger in the Night. Au bout d’un certain nombre de daiquiris et de cuba libre, c’était un air devenu presque national : ‘’Que linda es Cuba quien la quiere, la defende mas!’’ (Que Cuba est belle, qui l’aime la défend mieux).
La dernière soirée mémorable avant notre départ fut dans les jardins du Tropicana’’ avec quantités de numéros de cabaret certainement aussi bons que ceux que l’on peut voir à Las Vegas. Mais j’avais un autre souci: en raison de la pluie, le sol était meuble, j’étais lourd, et la chaise métallique s’enfonçait de plus en plus dans sol, si bien qu’en fin de soirée, je pouvais à peine poser le menton sur la table ronde. Pour ceux qui auraient souhaité prolonger leur séjour à Cuba, il avait été prévu qu’ils puissent participer au grand effort national de la récolte de canne à sucre, mais je doute qu’il y en eût beaucoup.
Durant l’Olympiade, se déroula aussi le congrès annuel de la FIDE, mais il se déroulait à l’Hotel Nacional, à la silhouette caractéristique avec ses deux courtes tours carrées pointant au dessus de sa terrasse, avant qu’il ne soit refait et devienne le 5 étoiles d’aujourd’hui, où étaient aussi logés les délégués.

                        Le chemin de l’écurie

Le voyage aérien dans le sens Amérique – Europe dure moins longtemps mais en tout cas, il me parut plus court. Dès le petit matin, la file de cars nous amena à l’aéroport Jose Martí. À la suite du déluge qui avait noyé la simultanée géante de la veille au soir, il faisait encore frais. Mais les joueurs pour la plupart avaient une inquiétude que je partageais. Les Cubains nous avaient comblé de cadeaux. Chaque joueur avait reçu un des jeux avec lesquels s’étaient disputé l’Olympiade. Au départ, nous ne vîmes que les lourds paquets, mais à l’ouverture une fois rentré, chacun découvrit une coffret de bois clair à glissière contenant une réplique du vieux fort espagnol El Morro dominant l’entrée du port à l’est et surnommé La Cabana, et qui a acquis une très mauvaise réputation de prison politique. Le coffret était sculpté à l’image même du port et portait sur le couvercle entre les échauguettes des quatre angles reliés par des créneaux une surface plus claire en bas-relief avec une vue très schématique du port lui-même. Le coffret s’ouvrait avec une petite clé accrochée à un porte-clé aux armes de l’Olympiade. Le jeu reposait, chaque pièce couchée dans un logement spécial, sur deux plateaux superposés recouverts de feutrine rouge.
Une carte de visite y était jointe : DR. FIDEL CASTRO RUZ Primer Ministro
Pour leur part, tous les capitaines avaient reçu une des magnifiques tables de jeu démontée. Cela représentait une surcharge de bagage importante et, au-delà des 20 kg auxquels nous avions droit, il faudrait payer le prix fort. Tout le monde fut rassuré lorsque l’organisation annonça qu’elle prendrait tous les frais à sa charge! Mais il me restait une inquiétude que durent certainement éprouver d’autres joueurs. Le Bristol Britania n’en finissait plus de rouler et de prendre de la vitesse sur la piste avant de décoller enfin, survolant de bien près les premiers cocotiers! Tout le regret de quitter un paradis tropical aseptisé et le plaisir de rentrer chez soi! Le voyage de retour par les Açores fut sans histoires, pas même le moindre trou d’air. Une chose m’amusa. A l’aller, le Belge Albéric O’Kelly, alors le seul grand-maître de langue française, avait fait le voyage en compagnie de son ami de longue date – je suppose – le Néerlandais Lodewijk Prins, tous deux installés à la hauteur des moteurs excessivement bruyants. Les places n’étaient pas réservées et en montant dans l’appareil, chacun s’installait où il voulait. Eh bien, les deux compères étaient au retour installés à la même place, à la hauteur des ailes, avec les décibels les plus élevés de tout l’avion. En allant aux toilettes de l’arrière, ils avaient pourtant bien dû remarquer que le rugissement des turbo-propulseurs diminuait à mesure qu’ l’on s’en s’éloignait! Et dire que lors d’un des tournois de Monaco, était-ce précisément 1966, ou plus tard en 1967 ou 1968, à l’opéra de Monte Carlo où était donné un concert en l’honneur du festival, Alberic assis à côté de moi, certainement grand amateur de musique classique, s’était réveillé lors d’un fortissimo des cuivres de la 7e symphonie de Dvorak et m’avait dit : « Bon sang, quel chahut! » Mystère.

Je n’ai guère de souvenirs de Madrid ni du train qui nous déposa le matin à Irún dans une gare quasiment déserte. Nous chargeâmes nos bagages nous-mêmes sur un grand chariot et je me rappelle la mine du douanier solitaire et mal réveillé nous voyant arriver. Nous lui dîmes que nous avions pas mal de cigares – nous n’avions pas rapporté de rhum très inférieur à celui de la Martinique bien que d’une marque mondialement connue dont nous tairons le nom – et il nous dit, avec un accent méridional, que nous aurions pu en rapporter bien davantage, car, outre les cigarettes, revenant d’aussi loin, nous avions droit chacun à 200 cigares. Le soir nous étions à Paris, bien au froid et je disputai une bonne partie de la nuit des parties éclair avec l’ami qui m’hébergeait. En fin d’après-midi, j’étais à Mulhouse, et quelques jours plus tard, je disputai déjà une partie d’interclubs. Mais l’odeur, la couleur, la musique, le mouvement et la cordialité chaleureuse des Cubains sont restés des souvenirs inoubliables.

Sylvain Zinser, Mulhouse, le 11 janvier 2007