Le Bobby que vous n’avez jamais vu…
Le site du New York Times a mis en ligne le 13 février et gratuitement une partie d’un dialogue entre Bobby Fischer dans le Dick Cavett Show ; c’était en été 1971, quelques mois avant la demi-finale d’octobre des Candidats contre Petrossian à Buenos, et un peu plus d’un an avant LE match de 1972 contre Spassky.
Quand on voit la décontraction, la puissance, la sveltesse et en même temps une certaine gêne trahie par les yeux en alerte permanente de ce joueur d’exception, on se dit que le charisme de la plupart des champions du top 20 d’aujourd’hui est proche du zéro avec un zeste d’ennui…
Interrogé sur « son plus grand plaisir aux échecs », Bobby répond nature, après un moment de vraie-fausse réflexion : « Quand j’écrase l’ego de mon adversaire. »
En fin de compte…
Fischer aura-t-il fini par trouver sa Dame en chair et en os? Il s’avéra plutôt que la seule maîtresse digne de ce nom fut pour lui le jeu d’échecs, quoiqu’il en vint éventuellement à la renier. Son mépris des femmes à peine dissimulé allait s’étendre au mépris de l’échiquier : il fallait repenser le jeu (les échecs à la Fischer ou “random chess”) et repenser le temps (cadence Fischer). Grand joueur devant l’éternel il fut, immortel il sera, mais en dehors de cela on ne saurait parler d’un grand être humain. Monomaniac à la Mirko Czentovic, le héro joueur d’échecs de Stefan Zweig (Schachnovelle), dont l’inculture était universelle, il restera en nos mémoire comme un cerveau surspécialisé qui aura simplement pété les plombs. Ou, plus poétiquement, comme un Icare des échecs dont la chute virtigineuse aura entraîné avec elle une part de la magie de cet homme qui nous aura tant fait rêver…
Question : Fischer a-t-il déjà consulté un psy? S’il souffrait d’un genre de
délire de persécution, il me semble que quelques pilules bleues aurait pu
lui éviter pareille décadence. Cela dit, je pense aussi qu’il a fait un
genre de burn out après avoir atteint son objectif ultime et, surtout, y
avoir sacrifié toutes ses énergies. Si toute sa lutte (et le sens même de sa présence sur terre) n’était orientée qu’envers un seul but, une fois
celui-ci atteint c’est l’effondrement de la construction, puisqu’il ne reste
plus rien devant. Ce qui aurait pu le sauver? Mis à part les petites
pillules bleues, ce ne sont pas les amis, mais plutôt une femme, une épouse qui lui aurait donné des enfants, aurait fondé autour de lui un foyer, une cellule protectrice et significative, lui aurait donné une nouvelle raison d’exister, avec toujours ce lien concret aux aléas du réel quotidien. “Et puis un jour une femme…” Mais peut-être ne l’a-t-il pas rencontrée, lorsqu’enfin il en avait le temps et la disponibilité, ou que son déclin psychique était déjà trop bien amorcé et son instinct de mort, avec son répertoire de pulsions autodestructrices, trop bien installé pour faire
tourner sur lui-même un navire aussi titanesque et éviter un si long
naufrage. Si seulement son agonie n’avait pas duré toutes ces années…
Dominikov